Par Julie Degeorges
En quelques années, les plateformes de streaming ont bouleversé nos habitudes d’écoute de la musique. Elles concentrent aujourd’hui les plus gros enjeux économiques de la chaîne de distribution de la musique enregistrée. Vous êtes certainement déjà abonné à l’une d’entre elles. Un trajet pour aller au boulot ? Une soirée entre amis ? Vous dégainez votre meilleure playlist : Spotify, Deezer, AppleMusic, le choix ne manque pas. Mais vous êtes vous déjà demandé comment fonctionne la rémunération des artistes sur les plateformes de streaming ? Eh bien nous oui. Et figurez-vous que c’est à la fois très simple et très complexe.
Simple, parce que le principe actuel de rémunération des écoutes repose sur une pure logique mathématique : le revenu généré par le stream d’un morceau donné est calculé au prorata de tous les morceaux présents sur le marché. En d’autres termes : on divise l’ensemble des revenus de la plateforme entre tous les morceaux, proportionnellement à leur part de marché. Logique non ? Et ça semble même plutôt normal à première vue. C’est ce qu’on appelle le principe du Market Centric.
Mais creusons un peu cette logique et voyons ce que ça donne concrètement. C’est justement là que ça se complexifie.
Imaginons un.e abonné.e sur une plateforme de streaming, vous par exemple, qui n’écoute que des artistes indépendants. Pour les besoins de l’exercice, imaginons même que cet.te abonné.e (qui paye donc 9,99 € par mois sur Spotify ou autres) écoute exclusivement Soltero (tout à fait au hasard), parce qu’iel est fan, mais aussi parce qu’iel veut augmenter leur revenus. Quid alors de la part de son abonnement réservée aux artistes, soit 46 centimes environ (oui, vous avez bien lu, cf infographie ci-dessous) ? S’iel écoute exclusivement Soltero, ça pourrait ajouter 46 centimes dans la tirelire de Soltero, se dit le.la fan que vous êtes. Eh bien, avec le principe du Market Centric, ce n’est pas du tout ce qui se passe. En écoutant exclusivement Soltero, vous renforcerez certes (un petit peu) la rémunération du groupe car vous augmenterez de façon infinitésimale leur part de marché dans l’immense masse de streams disponibles. Mais vous augmenterez surtout la rémunération de Maître Gims et de Beyoncé, puisque le jeu de la proportionnelle fera qu’une plus grosse part de votre abonnement leur sera reversée. Enfin, du moins si on considère que Beyoncé et Maître Gims génèrent plus de streams que Soltero sur l’ensemble du marché (à vérifier).
Ce système n’est pas injuste. Il est même assez logique d’un point de vue mathématique, et peut-être aussi du point de vue économique de la plateforme. Mais il n’est pas très transparent du point de vue de l’utilisateur.trice et il a, comme souvent, une fâcheuse tendance à favoriser les plus gros.
D’autant plus que ce système mène à un certain nombre de fraudes comme les fake streams (achats de streams pour, à terme, augmenter les parts de marchés) ou encore comme la pratique du payola (un soudoiement de différents acteurs du monde de la musique -radio, presse, influenceurs, etc.- pour que ceux-ci valorisent un artiste en particulier).
Récemment, la FELIN (Federation Nationale des Labels et Distributeurs Indépendants) a appelé le CNM (Centre National de la Musique) à « mettre en place des discussions entre producteurs et plateformes » pour repenser le modèle de rémunération des artistes.
Une solution possible ? Le système du User Centric. Puisqu’on parle très bien anglais chez Microcultures, on va même vous la traduire en français : le système centré sur l’utilisateur.trice. Il s’agirait ici de calculer la rémunération des artistes à partir de ce que l’abonné.e écoute réellement. La part de l’abonnement dédiée serait directement et uniquement reversée aux artistes écoutés par l’abonné.e, et ce sans qu’une partie bifurque vers un.e autre artiste sous prétexte que ce.tte dernier.e est d’avantage écouté.e sur la plateforme. Cela permettrait une plus grande « diversité en plus d’assurer un garde-fou contre les dérives » mentionnées quelques lignes plus haut. Et ça permettrait surtout à Soltero de récupérer ses 46 centimes ! Beaucoup mieux non ?
Malheureusement, c’est loin d’être évident, car cette logique, plus gratifiante pour les utilisateurs.trices, et plus intéressante pour les “petits” artistes qui verraient leurs revenus grimper, devrait se mettre en place au détriment du système actuel, qui a pour lui la logique comptable… et les faveurs des gros acteurs de l’industrie. D’autre part, une étude du CNM menée sur la question a montré qu’en dépit d’un impact positif sur la sphère musicale indépendante, les artistes ne faisant pas partie du top 10000 verraient leur revenus évoluer « au maximum de quelques euros par an en moyenne sur l’année par artiste« . Le passage d’un système à l’autre serait donc un progrès certes, mais pas aussi significatif que celui qu’on attend.
Aussi symbolique soit-il, ce principe de répartition plus égalitaire serait un premier pas dans la bonne direction. Mais, comme chacun sait, ce type de changement (qui suppose aussi d’atténuer la position des plus privilégiés) ne se fait généralement pas facilement. D’autant que les plus grosses plateformes de streaming, dont certaines sont devenues surpuissantes (coucou Spotify), militent fortement pour la conservation de l’ancien système. Mais certaines autres, comme Soundcloud récemment, ont commencé à montrer la voie et à mettre en place ce principe du User Centric. Une petite révolution dans l’industrie de la musique.
C’est donc possible. Et on pourrait adopter cette logique au-delà des plateformes de streaming, au sein des autres structures où la répartition entre ayant-droits se fait actuellement à la proportionnelle (coucou la SACEM). Et pourquoi pas aussi au monde au-delà de la musique ? Il n’est pas interdit de rêver un peu.
Citations extraites : Communiqué de Presse de la FELIN, du SMA (Syndicat des Musiques Actuelles) et de TECHNOPOL – L’association au service de la culture électro, « Pour une régulation du streaming », 07/04/2021 ; « Le CNM évalue l’impact d’un changement éventuel de mode de rémunération par les plateformes de streaming« , 27/01/2021, cnm.fr