Qui ne se frotte à sa perte, au néant, ne peut connaître et circonscrire le champ de l’existence. Qui n’a pas frôlé les pylônes, qui n’a pas versé dans les fossés, qui n’a pas tendu l’arc de la vie jusqu’à en éprouver le point de rupture, alors celui-là ne connaît rien de la vie. Seuls les grands mélancoliques (comme le personnage de Justine dans Melancholia de Lars von Trier) savent embrasser et prendre en charge le Destin, y compris dans ses funestes ressorts.
C’est donc au cours d’une rafale mélancolique que le nouvel album de Betsch a jailli sous la forme d’un limon de poésie noire certes mais une poésie quand même, un agencement jouissif de mots et de mélodies arrachés au désespoir. Plus tard la violoniste Salomé Perlé a instillé ses lignes harmoniques et ses coups d’archets qui sont autant de coups de grâce.
Fort de cette expérience des limbes, Bertrand Betsch s’est rapproché du laboratoire Mylan, grand pourvoyeur d’anti-dépresseurs devant l’Éternel. C’est ainsi que cette firme pharmaceutique internationale a accepté de prendre Betsch à son service en tant que publiciste, lui rapportant ainsi de quoi financer son album. C’est en effet à Bertrand Betsch que le laboratoire Mylan doit certains de ses slogans les plus efficaces concernant son plus fameux antidépresseur : Effexor c’est fort -Effexor j’adore – Avec Effexor je ne crains plus ni la vie ni la mort.
Nous voilà donc à l’arrivée en possession de neuf chansons anthracites, allant de l’humour noir désopilant de Détruire dit-elle (À SOS détresse ils m’ont dit no stress, À SOS suicide ça sonnait dans le vide, À SOS amitié ils m’ont envoyé chier…) au geste radical de Deadline, en passant par quelques tirades bien senties sur la tendresse cachée des hommes (L’aorte), des jeux de mots potaches sur l’amour et la violence qu’il revêt parfois (Ultra-violet), les belles lignes compassionnelles du poignant Fontaine, la fragilité rugueuse de Tout doit disparaître, la techno dépressive de En dessous ou encore les versets collapsologiques de La der des ders.
Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, Betsch n’est pas du genre à se complaire dans un chagrin narcissique, et ce qu’il donne à entendre n’est rien d’autre que l’écho du chagrin du monde dans son ensemble. On n’est jamais seul, ou plutôt on est nombreux à être seuls. Puisque comme l’a si bien chanté Souchon : « Tout le monde vit séparé du monde entier ». À cet égard, Betsch ne serait-il finalement pas une sorte d’Alain Souchon trash et décrassé de toute tentative de séduction ?
On peut reprocher bien des choses à Betsch, sauf de choisir les sentiers balisés de la facilité et de nous caresser dans le sens du poil. Qu’on se le dise, B/B/ n’a jamais été et ne sera jamais un chanteur de charmes. De facto, c’est plutôt un chanteur de drames.
Une fois surmonté la noirceur du constat dressé, il nous reste à nous abandonner au bonheur de ces mélodies émouvantes et de la déchirure saine et vigoureuse de certains riffs de guitares saturées qui lézardent cet opus qui est tout sauf un album de plus.