Cet été, je me suis évadée. J’ai traversé un petit bout de la France et l’entièreté de l’Espagne à pieds puis à vélo. Durant presque trois mois, j’étais partout et nulle part à la fois. J’étais dans la nature. Au milieu des champs. Auprès d’une rivière. Dans un sous-bois. Rarement sous la pluie, souvent sous un soleil de plomb. Le chant des oiseaux avait remplacé les cliquetis de ma souris de bureau. Le soleil était mon réveil ; le gargouillis de mon estomac, mon seul indice des heures de repas ; le monde autour, ma nouvelle maison.
Aller
Ma destination durant ce périple ? Compostelle. C’est loin. C’est long. On ne sait jamais combien de kilomètres on va faire. C’est au jour le jour. Mais souvent, je me demandais : combien de temps encore ? Je n’avais pas hâte d’y arriver, au contraire. Le voyage lui-même était mon plus grand plaisir.
Assez naturellement, ce petit refrain m’est revenu en tête.
How long- how long should I go along / for these days- for these string of days
La mélodie aussi. Elle sonne comme un galop. C’est un élan qui rend la pérégrination plus volontaire. « String Days« , un titre de Jonathan Balzano Brookes sorti en 2022, s’entremêlait avec les maillons de ma chaîne de vélo.
Dans les côtes où chaque seconde la fatigue me faisait ralentir, avec l’envie toujours plus pressente de poser pied à terre, ce refrain forçait la cadence. Au milieu des sous-bois, il prenait un air d’hymne providentiel. Sur les plateaux de Castille et Leon, il devenait un compagnon champêtre. Sur les derniers jours, c’était devenu une motivation. Sur les derniers kilomètres, il avait le goût de l’accomplissement.
À l’arrivée, il avait disparu.
Revenir
Le réveil à 7h. Le déjeuner à 13h, le dîner à 20h. Préparer la gamelle pour demain. Se coucher pas trop tard pour être en forme. Le trajet à pied pour aller au bureau. Ne pas oublier la clé. Envoyer les papiers à l’assurance pour la voiture. Hâter le pas pour ne pas manquer le bus. Faire tourner la machine. Sortir les poubelles. Croiser un voisin. Synthétiser en trois minutes ce qu’on a vécu pendant trois mois. Choisir des mots forts parce que c’était fort et qu’on sait qu’il (le voisin, mais aussi les gens en général) s’attend à quelque chose d’incroyable. Hésiter à expliquer que quatre-vingt pour cent des journées se faisaient dans la douleur des fesses écrasées sur la même assise depuis 1167 km déjà. Réfléchir à comment retranscrire au mieux les émotions. Ne pas y arriver. Rentrer chez soi. Ressasser. Se souvenir. Revivre.
Revivre
Revivre, c’est se replonger dans les souvenirs à la recherche des sensations perdues. Y compris celle du mal de fesses prolongé. Le picotement du soleil sur les épaules. La brulure du muscle épuisé. Le plaisir de la douche. La sécheresse dans la gorge. Le confort du lit le plus miteux. Le désemparement face à une langue inconnue. La satisfaction de se comprendre quand même. Le chagrin de quitter les premiers compagnons de route. Le plaisir d’en rencontrer de nouveaux. La chaleur du cœur rempli d’amour.
Toutes ces sensations semblent s’être cristallisées en une mélodie. En réécoutant « String of Days« , je me rends compte qu’elles sont toujours là. Il suffit de tendre l’oreille. Sur les notes de guitare, le St Jacques de Compostelle fait valser les cailloux du chemin. Derrière la voix gracile de Jonathan Balzano Brookes se dessinent les premiers rayons de soleil de la journée, ceux qui sont assez ardents pour prendre l’allure d’une tape amicale dans le dos sans toutefois rendre l’air oppressant. Dans la cadence de la main qui frappe les cordes, je renoue avec le rythme des pas et du pédalier.

Tendre l’oreille (The Greathart)
Vous pensez que Jonathan Balzano Brookes a déjà marché ou roulé vers Compostelle ? ou vers ailleurs, en pérégrination ? Je me le suis demandé même si je n’ai pas vraiment de doute sur la force aventurière et exploratrice de son âme. C’est un peu ce que j’aime dans son album The Greathart : il sent bon la nature, la terre, la pluie, le vent, l’humain, le mystique et l’authentique. Ses onze titres sont comme une enfilade de perles où chaque sphère me transporte, quelques 1000 kilomètres au sud.
Dans le communiqué de presse de l’album, nous écrivions déjà qu’au travers d’une « forme de naïveté chère à son auteur, l’album explore les émotions humaines et chante l’importance de la bienveillance et de l’empathie« . C’est aussi ce que mon voyage m’a inspiré. Au-delà de l’aspect physique, la rencontre avec l’autre est sublime. Elle est simple, comme un chanteur avec sa guitare. Elle est humble, comme un lever de soleil. Elle est chaleureuse comme le bois d’une six cordes. Et surtout elle est vivifiante, comme une mélodie qui nous porte toujours plus loin.
Il suffit de tendre l’oreille.
